De la fluidité du boulevard / Goran Petrović

© Gérard Dubois

Pas plus tard qu’hier, voici ce que j’ai vu en plein centre de Belgrade, au beau milieu du boulevard du Roi-Alexandre – précédemment de la Révolution, et précédemment encore du même nom qu’à présent : un Rom entre deux âges conduit un motoculteur remanié. Le petit engin agricole tire une remorque qui penche d’un côté, surchargée de cartons, de liasses de journaux, de vieux livres… Deux autres Roms, des jeunes garçons, peut-être les fils du conducteur du véhicule, se tiennent assis sur le tas de vieux papier récupéré. Tous les trois chantent à gorge déployée. À une vitesse approximative de dix kilomètres à l’heure, ils foncent sur l’élégant boulevard récemment rénové et – chantent ! Je dis « foncent », car le motoculteur avec sa remorque de guingois arrive à se faufiler entre les luxueuses voitures immobilisées ; loin devant, un bouchon bloque la circulation. Les puissantes machines ronflent vainement sur place. Les pots d’échappement chromés accomplissent en silence leur tâche. Les conducteurs des automobiles klaxonnent, excédés, se font entre eux le doigt d’honneur, jurent…

Le motoculteur laisse derrière lui le sillage du chant des Roms. Ici et là tombe un carton d’emballage de téléviseur de dernière génération à ultra haute définition, pas plus épais qu’une aquarelle ou une gravure encadrées. Ici et là tombe une boîte aplatie ayant contenu quelque autre appareil de marque réputée. Ici et là tombe une double page de quotidien avec des images d’hommes politiques qui, lors des visites officielles, pour manifester leur cordialité, se tapent sur l’épaule et font durer ridiculement longtemps leurs poignées de main. Ici et là, tombe un livre qui n’a plus de lecteurs.

Les Roms avancent sans s’arrêter pour autant, sans même se retourner. Ils foncent, slaloment entre les voitures bloquées, font des signes de la main à tout le monde et chantent. C’est ainsi qu’un jour, d’une semblable remorque remplie de vieux papiers destinés à la décharge, tomberont les livres que j’ai écrits. Je suis plus que réconforté à l’idée qu’un chant les accompagnera à ce moment-là. Le long du boulevard. En plein centre de la capitale.

Traduit du serbe par Gojko Lukić.

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